En visitant notre royaume actuel, nous sommes amenés à nous interroger sur la place que nous y occupons, et donc aussi sur le lieu de vie qui est le nôtre, nous convient-il? Est-il un choix? Est-il un non choix? si demain nous devions aller vers notre dernière demeure, où serait celle-ci? Quelle est notre expérience du mouvement, du déplacement, de la fixité? Par rapport aux lieux en lien avec notre famille d’origine, sommes-nous partis si loin? ou sommes nous restés si proches? Avons nous besoin de revenir, comme pour retrouver quelque chose de l’enfance que nous aurions laissé là bas, quelque part, essentiel à notre identité?
Dans une famille, chaque place est spécifique. Cette place est liée à la fois au temps et à l’espace, à la verticalité de nos ancêtres, à l’horizontalité de nos liens actuels, où et quand cela s’est-il produit jalonne notre histoire lorsque nous en devenons curieux. Par exemple, si nous interrogeons le contexte de notre naissance, nous pouvons peut-être obtenir des renseignements sur quelles ont été les circonstances de la conception, de la gestation et de la naissance, et où cela s’est-il passé? dans quels lieux? ou dans quel mouvement? mouvement de transit, de voyage ou au contraire mouvement fixe de lieux connus déjà depuis longtemps? Le lieu peut être aussi dans le mouvement lui-même, mémoires parfois ancestrales des déplacements, des passages de frontière, des nécessités vitales d’aller ailleurs, obligation de s’exiler. Ces questionnements nous relient à une histoire familiale qui révèle la teinte de notre venue au monde, la place donnée ou pas, les événements, le destin qui a présidé à nous voir naître sur tel sol, comment nous y avons été accueilli. Ce contexte de naissance se rejoue tout-au-long de la vie, notamment à chaque nouveau démarrage, à chaque nouvelle mise en place de projets. Chaque naissance est une façon de se questionner sur ce sens qui naît. Quel est mon projet de vie dans ce lieu? Quels étaient les enjeux en place lors de ma conception encore agissants aujourd’hui?
Nous sommes venus au monde dans des lieux qui nous inscrivent dans un tissu familial dont les empreintes sont vivaces. De même qu’une naissance se prépare : où accoucher? à l’hôpital ? à la maison? si c’est à la maison, qui l’a construite, habitée, de quel environnement s’agit-il? pourquoi ce choix? de même, si c’est à l’hôpital, y-a-t-il danger de vie ou de mort pour quelqu’un, la mère ou l’enfant ou les deux? Tout ce qui est véhiculé à travers les lieux dans lesquels nous naissons fera partie intégrante de notre mode d’être au monde. Une naissance arrive à un moment précis de l’histoire des parents, dans un vécu qui reflète aussi bien leurs choix que leurs déterminismes. Cet arrière-plan véhiculera soit un sentiment de sécurité, soit un sentiment de danger, de mouvement ou de fixité, de projet en avant ou de retour vers le passé. ces deux mouvements étant finalement complémentaires dans tout processus de transformation. Revenir pour résoudre ou recoudre les fils de sa destinée et ainsi mieux repartir vers de nouveaux horizons, plus librement choisis. Tel est le sens de ce royaume qui s’offre à nous pour peu que nous nous mettions en quête de le découvrir. Il n’attend que nous pour être visité et reconstruit, dans la patience qui œuvre à tisser, recoudre, broder, filer.
Nous pouvons en certaines circonstances de notre vie nous sentir prisonnier d’espaces clos, de carrés programmés, de scénarios de répétitions qui nous incitent, par leur nocivité même, à bouger, à retrouver le mouvement qui donne vie. Parfois ce sont les morts reniées, traumatisantes, celles où l’on a perdu les traces des lieux, où les corps n’ont pas été retrouvés, qui marquent l’espace d’une absence, un trou, un vide qui semble ne jamais pouvoir être comblé. Certaines catastrophes naturelles qui emportent des vies, des disparus en mer ou dans une avalanche sont parfois comme la réminiscence de ce qui est arrivé à d’autres en d’autres temps, en d’autres lieux. Des loyautés invisibles sont à l’œuvre. Les morts que nous n’avons pu pleurer, dont nous n’avons pu honorer les derniers instants errent tels des fantômes dans des espaces sans issue. En leur rendant hommage, nous rendons hommage à la vie qui habite chaque être, nous libérons des espaces nouveaux qui appellent à la transformation, pour nous et nos lignées. Nous permettons à ces fantômes de trouver enfin une place, apaisés. Car les fantômes sont l’invention des vivants pour leur rappeler combien la vie doit être honorée selon les lois de l’amour.
Chacun d’entre nous a déjà été frappé ou interpellé par la coïncidence des lieux dans lesquels nous éprouvons soit une étrange attirance et familiarité soit une instinctive répulsion teintée de peur et d’angoisse. Se sentir mal dans certains lieux peut être liés à des morts traumatisantes dont personne ne parle. Comme par exemple cette jeune femme dont les malaises s’intensifient dans les lieux clos où il y a lavabos, carrelages, et qui apprend de sa famille qu’un grand-père s’est autrefois suicidé dans la salle de bain. En recouvrant la mémoire d’un fait, celui-ci peut être parlé, l’exclu est à nouveau inclus, il n’est plus le fantôme angoissant, sans visage et sans nom qui hante l’arbre de la lignée. Il est un mort que l’on peut honorer et qui peut bénir, malgré son destin, ses descendants. Souvent, des morts sont tues par honte, par peur, car un tel destin a de quoi effrayer, et sans doute aussi veut on écarter les souffrances émotionnelles relatives à ces histoires de vie. On aimerait pouvoir les gommer, les effacer comme par un acte de conjuration salutaire et protecteur qui s’avère finalement exacerber les problèmes, les ramener sans cesse . Il y a aussi, heureusement, les belles synchronicités de ces mouvements inconscients, lorsque par exemple nous nous installons, sur un coup de coeur, dans un village où nous apprenons que d’autres, de notre famille, de nos ancêtres ont habité exactement à cet endroit. Il y a aussi la similitude des noms de lieux, des répétitions d’ambiances qui nous montrent que même si nous allons loin, nous emportons nos ancêtres dans notre baluchon, pour le meilleur ou pour le pire, mais toujours pour une transformation possible à l’horizon.
Les lieux peuvent aussi être les lieux de rencontre. Où avons nous rencontré notre conjoint par exemple? Où l’alliance a-t-elle pu se faire? cela questionne à nouveau nos origines. Au moment de tisser notre propre histoire, nous sommes peut-être le jouet des fils abîmés du mobile familial. Nous avons à restaurer, en lien avec l’origine, les noeuds qui ont déséquilibré le système pour que celui ci cesse de compenser dans des atteintes à la vie, des échecs, des maladies graves ou des accidents à répétition . De même ces lieux que nous choisissons de plein gré ou à notre insu, peuvent aussi servir de support de transformation. Il est ainsi possible d’envisager des élans d’ouverture, de nouvelles impulsions régénératrices une fois que nous avons renoué avec les racines qui font notre identité. Nous pouvons puiser l’énergie à l’origine et ainsi aller vers du nouveau. Nous pouvons répéter, nous couper ou transformer.
Lors d’une rupture ou d’un divorce, la question est : qui part? qui reste? il y a aussi les lieux de décès ou de non choix : pourquoi est-il allé mourir là bas? pourquoi ne pouvait-il vivre ici? les décès traumatiques se transmettent comme nous l’avons évoqué plus haut, liés aux lieux. Les mémoires circulent, même lorsque l’impasse est faite sur la transmission. L’influence sur les générations suivantes en attestent. Pour certains, il est facile de se déplacer, pour d’autres au contraire, les angoisses de départ ou de séparation sont si fortes qu’elles deviennent handicapantes.
Avons nous trouvé notre place là où nous vivons? Comme les contes nous le rappellent tout héros est voyageur, arpenteur, marcheur. Pendant son voyage, le héros n’effectue pas seulement un itinéraire extérieur mais un parcours intérieur. Son voyage est une traversée, une séparation d’avec les repères habituels grâce à quoi il accède à lui-même. Le véritable départ n’est pas une fuite mais une invitation à se retrouver ailleurs, autrement. Revivifier le regard, pour qu’un désir nouveau puisse filer une étoile à suivre. Se mettre en route c’est concrètement et symboliquement quitter sa maison pour aller vers soi-même. Tel le Mat du Tarot, qui avec son baluchon, seule carte sans nombre, marche librement et à grandes enjambées vers un objectif qu’il ne connaît pas encore et qui se dessine sous ses pas. Tracer son chemin, c’est aussi bien suivre des étapes, que couper court, prendre des détours ou s’arrêter pour s’émerveiller ou encore faire des choix à la croisée des chemins. La route se dessine à chaque pas, le chemin est le but, nous rappelle un titre de livre de Chögyam Trungpa. Etre en marche c’est être dans l’expérience du mouvement qu’est la vie. C’est l’un des attraits du pélerinage. De nombreuses personnes font le chemin de St Jacques de Compostelle. Même si leur intention n’est pas explicitement spirituelle, elles sont appelées à trouver leur pas, à entrer dans leur rythme propre, à lâcher prise, à s’ouvrir toujours plus et à continuer d’avancer. Plus modestement lorsque nous marchons dans la nature, nous sommes dans l’expérience de la route, nous pouvons ressentir s’effriter le mur entre extérieur et intérieur car il n’a jamais été réellement là. Le champ est libre alors, la vision est dégagée, les corbeaux écrivent dans le ciel la mémoire d’ancêtres à venir, un bon vent nous emmène à traverser la lumière. Nous devenons réceptif aux forces en vigueur, nous nous sentons participer à de nouvelles alliances, peut-être celles de l’oiseau et de l’arbre, de la terre et du vent, du feu et de l’eau qui tous chantent comment laisser l’ancien repartir pour que le nouveau puisse advenir.