Un p’tit bout d’rêve accroché à une jupe a-t-il, par hasard, un avenir ?
Il était une fois un p’tit bout d’fille, Emma, qui avait un p’tit bout d’rêve accroché à sa jupe. Mais elle l’ignorait, elle ne l’avait pas remarqué et ceux qui l’avaient vu ne lui avaient pas dit.
Ce qu’elle faisait, elle le faisait bien : récurer le fond sale des casseroles, trier les ordures ménagères, arranger les bibelots pour enchanter le quotidien d’une trille de rossignol.
Ses journées s’égrenaient paisiblement sans que rien ne vienne troubler l’ordre établi. Il se passait bien quelquefois de drôles d’échappées, des ouvertures inattendues et incontrôlées. Cela concernait surtout les objets de la maison : comme ce vase qui la remercia de l’avoir rattrapé juste avant sa chute au sol ou la porte de l’armoire de sa chambre ne cessant de s’entrebâiller d’un rire nerveux avant de se refermer d’un coup sec et glacé.
Ces petites trouées au gruyère du quotidien laissaient Emma perplexe et songeuse sur le sens à donner à tous ces événements. Y avait-il un sens d’ailleurs?
Une nuit, elle n’y tint plus. Alors que la porte de l’armoire bâillait au clair de lune en agitant ses portes avec frénésie, Emma s’élança à l’intérieur.
Il faisait noir. Vraiment noir, vous voyez ? Vous voyez que vous ne voyez rien bien entendu. C’est précisément ce qui s’insinue entre deux blancs. Pensez-y.
Elle se concentra alors sur l’écoute, le regard perdu dans le vêtement noir de l’extérieur devenu intériorité enveloppante, des langes de silence flottaient autour d’elle, béatitude des souliers sans pieds… Soudain, quelque chose la tira en arrière ; elle eut l’impression qu’on l’observait.
Ou était-ce son propre regard désorienté qui la suppliait de trouver vite un appui?
Sa jambe effleura quelque chose de collant. Elle retira d’une main inquiète le pt’it bout d’rêve qui pendouillait au bord de sa liquette. Surprise!
Qu’est-ce que c’est qu’ça?! s’étonna-t-elle
Il n’y a rien de mieux qu’une belle nuit sombre et silencieuse pour faire apparaître un p’tit bout d’rêve. Un pt’it bout d’rêve c’est éclairant. Elle y voyait à présent assez pour distinguer à quoi ressemblait le sien. Cousu de fil d’or, grignoté aux bords, d’une texture aussi douce et légère qu’une plume, il palpitait au creux de sa main devenue nid d’oiseau. Un délicat parfum s’en dégageait. Une odeur d’enfance rosée et de clichés surannés remonta à la mémoire d’Emma.
A ce flou du ressenti elle se mit à rétrécir, à devenir toute, toute petite, comme la plus petite poupée russe d’une énorme matriarche. Elle vit une grande salle ressemblant à une gigantesque cuisine : elle reconnut sa mère qui lui tournait le dos, et pourtant elle voyait tout d’elle, elle épluchait sagement de belles pommes de terre, jusqu’au moment où elle se coupa le doigt. De la petite, toute petite coupure, malgré tout bien profonde, une énorme goutte, flaque de sang d’un rouge rubis s’épaissit puis tomba net sur la nappe vert pomme de la table qu’elle inonda. La goutte devint flaque qui devint lac, dessus un tout petit petit riquiqui bateau tanguait. La vision de ce roulis l’absorba au point de lui soulever le cœur. Les tempes en feu, elle sentit le sang de l’enfance lactée et lacérée monter en surface. Elle entendait au loin des bribes de toutes, toutes petites voix, faibles et quasi inaudibles, se muer en plaintes déchirantes. Et tout près d’elle, des sons saccadés et répétitifs d’objets tombant d’un bruit sourd sur le sol, comme une scène se rejouant à l’infini, sans dénouement à l’horizon.
De quoi s’agit-il?
Qui se souvient ainsi?
Quel est le sens de cette folie ?
Suis-je Alice au pays du cauchemar ?
Ni rêve ni cauchemar affirma le p’tit bout d’rêve, tu es à l’instant présent d’un passé resté caché sous les plis de ta peau d’âme. Voilà que viennent à toi les grandes, grandes blessures de la toute, toute petite enfance.
– C’est bien à toi de dire cela, n’es-tu pas toi-même un rêve sans queue ni tête?
– Bien sûr j’apparais et je disparais à ma guise, laissant quelques épluchures de vie sur le tapis miteux des jours sans pain. Un p’tit coup de pied dans la poussière de l’éther me transfère au septième ciel.
– Très drôle mais où est-on ?
– Qui pourrait le dire ! C’est à toi de le découvrir, je ne suis que le rêve de ton illusion après tout, certes bien utile en ces étranges circonstances, mes condoléances, mais j’ai mes limites, je ne peux pas tout éponger!
– Ai-je vraiment perdu beaucoup de sang ?
– Toi et tes questions de barbe bleue, vous me ferez perdre la tête que je n’ai pas ! Inquiète toi plutôt de la queue de ta comète. Où vont tes forces aujourd’hui
Là il y a eu un blanc, un saut de ligne. Un pointillé de petit poucet drôlement malin, vous avez remarqué ?
Et encore un saut ! mais jusqu’où va-t-il allé comme cela, je vous le demande ?
Ah ! Ça reprend :
L’horizon faisait un pont à la chorégraphie des oiseaux. L’air plein de senteurs blanches épandait des humeurs de printemps. Le soleil sablait d’or bois et taillis. Elle s’arrêta près d’une mare, se pencha et regarda. Elle vit non pas un visage mais des mosaïques de visages, des pans entiers d’images mouvantes succédant à d’autres ondulant sous le miroir de l’eau. Dans tous ces visages, elle se reconnut puis tous s’estompèrent et ce que l’on ne peut dire advint. Trouée d’eau à la berge d’un nuage qui affine la pluie dorée en crépis de flammes.
Elle vit tout, le passé, le futur en un point numineux, celui d’un vertige résorbé au sommet de sa tête.
Au petit matin Emma s’éveilla, ne sachant si elle avait rêvé ou si tout cela était bien réel. Elle avait froid à nouveau et très envie de remettre son manteau de certitudes. Elle hésita et chercha le p’tit bout d’rêve, rien sous le lit, il avait simplement disparu dans l’espace ouvert et dégagé de l’éveil. Sur le sol l’épluchure d’une pomme de terre avait pris la forme singulière d’une plume d’oiseau. Elle sourit. Un nouveau jour parlait d’amour, des mille et mille et une fois de grandir. Comment ça commence déjà ? Ah oui…
Il était une fois et une fois il n’était pas un tout petit tout petit oiseau dans la poitrine duquel battait un immense, immense cœur où résidait un minuscule, minuscule petit grain de beauté qui rencontra une grande, très grande fleur de lotus épanoui voguant sur un petit tout petit lac bleuté d’un reflet tellement tellement vaste de lune que celle-ci goba tout le monde sans un mot et sur le champ au nez et à la barbe de la grenouille qui regardait, hébétée de ce rapt.