Je ne l’avais pas encore vu, ce film dont beaucoup de personnes m’ont parlé, notamment à propos de notre thème de réflexion et de pratique : l’amour mis à nu. Finalement, je l’ai regardé en dvd hier soir. Emouvant, poignant, à la limite du soutenable sont les premiers mots qui viennent. Je n’étonnerai personne en parlant de l’incommensurable tristesse qui s’amplifie tout du long. Eprouvant émotionnellement, le film est remarquablement servi par des acteurs dont le jeu exceptionnel et dépouillé efface toute distance d’avec les spectateurs. La dignité de ces êtres, la beauté noble de Jean-Louis Trintignant, leur malice de couple, légèrement soulignée rend supportable ce film qui est sans concession sur ce qui peut être vécu dans la vieillesse.
Amour : titre sublime et en même temps affreusement banal, tout peut s’y engouffrer, le meilleur comme le pire. Quelle audace d’avoir donné ce titre, épuré et plein, évoquant l’essentiel de la vie, la force, la vitalité, l’émerveillement alors que le film nous présente le déclin, la vieillesse, la maladie et la mort. C’est là toute la puissance des contrastes dont Haneke sait si bien jouer, du noir et du blanc, et aussi de leur mélange. Une ode au gris lumineux et changeant comme les ciels des tableaux de paysages qui se succèdent à un moment dans le film, une vérité, si belle et si cruelle, à couper le souffle, en même temps qu’elle se révèle naturelle.
Que devient l’amour alors que l’on n’a plus la jeunesse, la vitalité, la santé? c’est justement là qu’il advient, qu’il se déploie dans les creux, les vides, les délitements, généreux et détaché. Ou autre point de vue, tournons la caméra : qu’est-ce qui reste quand tout se retire? la force de détachement de l’amour car aimer c’est aussi savoir accepter ce moment. Faire tout ce qu’il y a à faire pour l’autre et puis un jour il n’y a plus rien à faire. Terrible lucidité, tellement humaine, tellement poignante. Surtout lorsque les circonstances nous amènent à voir se dégrader l’être aimé, à assister, impuissant, à la montée intolérable de la perte de tout.
La vieillesse, la maladie et la mort nous enseignent l’impuissance. Petit à petit tout lâche, un jour le corps aussi n’en fait qu’à sa tête et le processus de dégradation s’accélère. L’existence déjà réduite ne peut même plus se conjuguer au futur proche et vital des courses à faire, des repas à partager. Même cela vous est enlevé. Par une main sans visage qui vous prend et vous étouffe.
Il y a beaucoup de corps à corps dans ce film. On les imagine tous les deux, car l’ombre de leur jeunesse, de leur maturité ensemble court sur les murs. On les imagine avoir été beaux et vigoureux, chantant et dansant dans la force de l’âge et l’insouciance de la vie à venir encore. Leur fille nous rappelle d’ailleurs les amants qu’ils ont été, l’amour qui a été vécu dans son intensité physique. Que sont devenus ces corps là?
Il y a les albums qu’elle veut feuilleter à un moment, revoir les moments heureux, ceux dont on ne se lasse pas, ceux dont on veut se rappeler qu’ils ont existé car le déclin emporte tout. Lui, il lui faut être là, présent, ne pas désespérer. Il est attentif, il la touche pour la lever, la laver, l’aider à se déplacer alors qu’elle ne peut plus. On sent tout le poids des ans chez les deux, la fatigue, l’effort physique pour des valses devenues hésitantes, trébuchantes. Elles sont les premières notes que la mort annonce. Ils dansent ce corps à corps de la vieillesse, le désir n’est plus, l’amour doit donner la main à la mort. La valse de la vie va devenir veillée funèbre. La musique va bientôt s’arrêter.
Il y a ce cauchemar où il entend quelqu’un. Qui est là? quelque chose rôde que l’on sent effrayant et implacable. Le rêve signe ces ressentis puissants de la fin, de la solitude, de l’impuissance. C’est cette main sans visage qui l’empoigne et traduit que ce lieu est habité par de nouvelles puissances, sombre avertissement. La fin du film donnera un autre élan au départ des deux, est-ce un rêve? lorsqu’il se lève, elle est dans la cuisine et lui propose de partir, de mettre ses chaussures et son manteau et d’y aller. Ils sortent tous les deux. A un moment il faut acquiescer au départ, ne plus traîner, prendre les devants, se décider. L’histoire est finie, ici.
Et puis ce pigeon anodin, arrivé là qui marche dans le vestibule. Il est seul. Cherche-t-il la moitié qu’il a perdue? les pigeons évoquent les amoureux, le roucoulement de la jeunesse, l’insouciance amoureuse qui donne des ailes. C’est aussi l’intrusion de la ville, des voyages. Paris, Rome et bien d’autres sans doute que l’on ne fera plus. Il s’agit là d’un autre voyage. C’est banal, ce n’est rien, même pas un symbole de quoi que ce soit, c’est la vie qui va et vient, anodine, anonyme quand le rideau de la scène retombe. Et en même temps c’est tendre, d’ailleurs cette scène est très belle, où lui attrape le pigeon, se relève difficilement avec puis le caresse. Quelle tendresse! Est-ce elle son pigeon perdu à jamais qu’il dorlote ainsi?
Il y a ces très beaux plans de leur fille devant la fenêtre dont on devine la lumière éclatante venue de l’extérieur. A l’intérieur la lumière s’assombrit au fur et à mesure pour n’être plus que nuit. Ce qui se joue à l’intérieur est sombre, une nuit permanente et le restera jusqu’à la fin. D’ailleurs, dit-il à sa fille, elle dort le jour et se réveille la nuit. Nous sommes enfermés avec eux dans cet appartement, qui devient dédale où les pas se font et se défont, se perdent, se vident de leur sens. Ce lieu témoin de leur amour des livres, de la musique, de l’art finit par devenir aussi effrayant que le couloir qu’arpente l’enfant à tricyle dans shining. Il ne retrouvera la lumière du jour qui aura lavé toute trace du drame qu’à la fin lorsque leur fille après leur mort revient sur les lieux. Mais pour l’instant c’est bien un drame qui se joue, rien de ce qui précède ne peut être d’un réel secours, ni les livres, ni même l’expérience, il faut tout quitter, il n’y a aucune réponse nulle part. A un moment elle veut aussi qu’il éteigne le cd de musique qui passe, celui de son élève qui est venu lui rendre hommage, à elle son professeur de musique. Le coeur n’est plus même à cela, nulle consolation possible, le temps est terminé, l’éternité ouvre ses portes, un point de non retour est atteint.
Le film nous montre l’amour éprouvé, quand l’on n’a plus peur de regarder la vérité, de soi, de l’autre, de la vie et de la mort. Les souffrances de la vieillesse dans un monde inhumain et dépourvu de compassion ne nous est pas épargné. La scène avec la coiffeuse est à ce titre éclairant pour nous montrer le désespoir de dépendre des autres lorsqu’ils n’ont aucun respect de la précieuse vie d’un individu, une bibliothèque disent les sages parlant des anciens et totalement ignorants de leur indifférence. En même temps aucune leçon n’est donnée, chacun est là où il est dans sa vérité du moment et de son expérience.
L’une des premières scènes montre des gens dans une salle de concert applaudissant. La caméra reste fixée sur ce parterre de personnes. On distingue parmi ces personnes le couple dont le film raconte l’histoire. C’est une scène banale, rien ne distingue ces personnes des autres, sauf que le film nous fera entrer dans leur intimité. Mais ce pourrait être l’histoire d’autres personnes, car après tout, ce qu’ils seront amenés à vivre chacun le vivra un jour, c’est aussi ce que l’on se dit à la fin du film. Nous vieillirons sans savoir ce qui nous attend et nous mourrons, il n’y a pas d’issue à cela. Cette première scène nous montre en miroir nous qui regardons, car ce que les personnes regardent puisque nous ne voyons pas la scène qu’ils applaudissent semblent être nous, c’est-à-dire elles-mêmes. Qu’applaudit-on ainsi? Après coup, cette scène m’est apparue comme célébrant et terminant la partie heureuse de leur histoire, alors qu’ils n’en savent rien. En effet comment savons nous que nous vivons nos derniers instants de bonheur? cela semble être cliché à dire mais il y a là une inquiétante vérité. Nous ne savons pas ce qui nous attend. Bien sûr en regardant un film, comme lorsque nous lisons un conte, nous avons un peu d’avance sur les protagonistes. C’est peut-être aussi ce que peut apporter l’art, les livres, la sagesse, avoir un petit peu d’avance. Mais au final, nous sommes rattrapés.
L’autre scène est celle de différentes personnes, pompiers et autres pénétrant de force dans l’appartement calfeutré, où l’on découvre allongée sur son lit la femme sans âge, totalement flétrie et fleurie par l’amour de l’autre, elle est morte et belle, comme une Ophélie voguant sur des eaux. Elles est déjà loin.
Puis l’histoire commence, le trait d’union qui aboutit à cette fin nous est distillée avec la finesse du réalisateur. J’avais déjà remarqué la justesse du temps chez ce réalisateur. dans le ruban blanc, dans caché. Il sait toucher juste sous la surface la profondeur des mouvements d’âme. Il ferait un très bon constellateur, soit dit en passant, car rien des petits détails ne lui échappe et en même temps sa vision, comme ses plans, sont larges, amples. Il sait le mouvement. La caméra est souvent fixe et donne à l’image la beauté d’un tableau, d’un instant pleinement déployé. Il n’est pas pressé de passer à autre chose par peur d’ennuyer. On sent quelqu’un qui apprivoise par son art les processus d’écoulement du temps, à travers les lieux dont il sait révéler les mémoires.
Ce qui est fort dans ce film est ce qui n’est pas dit, car bien que le titre amour révèle, il cache l’objet qu’il est censé montrer. Ce qui est une caractéristique déroutante de l’amour. Nous savons ce qu’il est quand nous le vivons mais quand on nous demande de le définir, nous ne savons plus. Il ne se laisse pas enfermer, saisir. Toujours il échappe.
Peut-être amour est-ce un mot trop facilement, légèrement employé. Peut-être devrions nous lui redonner ses lettres de noblesse. Un amour ample, infini, absolu.
L’amour doit donner la main à la mort
La dépression,cette maladie qui ne dit pas son nom est aussi
une valse de la vie devenue veillée funèbre parfois en pleine
jeunesse avec tous les attributs obscurs qui vont avec
Paradoxalement un apprentissage de la mort
Qui quand vient elle vous chercher avec sa charrette fantôme
Ne vous prend pas à dépourvu
merci wangmo pour ces commentaires qui amplifient magnifient par les mots cette profondeur que je ressens sans être capable de dire et cette image magnfique « l’amour qui donne la main à la mort » condition siné qua non pour vivre pleinement:
s’incliner honorer remercier pour tout ce qui est donné
C’est un très beau commentaire. Je suis émue et touchée. Mon oncle et ma tante, 60 ans de mariage vivent ce déclin, de la vieillesse, la maladie. Chacun est très attentif à l’autre et s’épaule à chaque moment.