
La mort est une question essentielle qui ne cesse de nous bousculer toute notre vie, jusqu’au dernier instant. En suivant les pas du Bouddha, nous voyons que celui-ci fut particulièrement concerné par cette question. Selon la légende, quittant son palais doré, le jeune prince Siddharta Gautama rencontra un malade, un vieillard et un mort. A la suite de ces rencontres, des prises de conscience décisives se font jour en lui, il prend alors la ferme résolution de partir en quête d’un remède, celui de la vérité. Nous sommes tous comme Siddharta, un jour nous ouvrons les yeux, nous sortons de nos illusions dorées et nous voyons que partout où nous regardons profondément est la maladie, la vieillesse et la mort. Nous aussi nous pouvons être dans cette inconscience, cette ignorance ouatée et ce mensonge qui engendrent le déni. Nous pensons que ne pas y penser ne la fera pas advenir, l’éloignera de nous. Rationalistes et superstitieux, nous essayons d’entourlouper la camarde avec nos négociations futiles toujours vouées à l’échec. Et pour cause. Comme dans le film d’Ingmar Bergman où un brave et valeureux chevalier essaie de gagner la partie d’échec que la mort lui propose. Sa bravoure n’a rien à voir dans l’histoire. D’ailleurs la mort ne vient pas le chercher là où il s’y attendrait, sur le champ de bataille, mais lorsqu’il est tranquillement chez lui à fêter son retour.
La mort nous renvoie à la vie. La mort nous montre comment l’esprit ne cesse de donner naissance et de donner mort. A la chute de la fleur, le fruit vient. C’est l’enseignement du printemps. L’hiver a couvé dans ses latences de nouvelles pousses-promesses préparées par d’anciennes graines-germes. Qui vient en premier? Notre esprit dispose dans sa linéarité un ordre et des finalités. L’esprit sépare artificiellement, dans sa dualité, la vie de la mort, oppose la vie à la mort alors que tout n’est que processus de transformation, continuum qui se poursuit au-delà de l’apparition et de la disparition des choses.
Je ne sais plus quel philosophe a dit « je sais que je vais mourir mais je n’y crois pas ». Les premières traces de civilisation humaine trouvée sur les sites archéologiques ont été les sépultures. Qu’on le veuille ou non, régulièrement, tout au long de notre vie, nous sommes confronté à la mort. Nous pouvons la regarder comme la destination d’un condamné allant vers son bourreau, comme l’aboutissement d’un chemin, comme un anéantissement, comme une finalité absurde. Pour Héraclite, la mort faisait partie de l’écoulement des choses. Vie, mort, jeunesse, vieillesse, le changement de l’un donne l’autre et réciproquement. Pour les stoïciens, il ne servait à rien de gémir, de pleurer, de s’agiter devant la mort, il faut simplement vivre comme il se doit, puis mourir dignement le moment voulu. Les épicuriens voyaient eux aussi la mort avec sérénité. Comme le rappelle Montaigne « la mort ne vous concerne ni mort ni vif. Vif, parce que vous êtes. Mort, parce que vous n’êtes plus ». Montaigne rappelle d’ailleurs que « philosopher ce n’est autre chose que se préparer à la mort » et poursuit « la mort est la condition de votre création : elle fait partie de vous, en la fuyant, vous vous fuyez vous-même. Cette existence dont vous jouissez appartient à la mort et à la vie. Le jour de votre naissance est le premier pas sur le chemin qui vous mène à la mort aussi bien qu’à la vie ».
D’un point de vue scientifique et physiologique, la mort est même programmée, dans un phénomène que l’on appelle apoptose. « Cette mort, dit François Jacob, n’est pas venue du dehors,comme conséquence de quelque accident, mais imposée du dedans, comme une nécessité prescrite, dès l’œuf, par le programme génétique même ». En tant que phénomène physiologique, la mort est donc normale et nécessaire à la vie. Néanmoins le contexte objectif et raisonnable de la science n’éradique pas le caractère angoissant de cette expérience subjectivement redoutée. Quelle attitude face à la mort? comment s’y préparer? les religions sont-elles une solution?
Dès l’antiquité, le peur de la mort, la crainte du néant ont en écho les notions d’immortalité de l’âme, de vie éternelle dans un autre monde, un au-delà. Dans l’ancienne Egypte, on préparait son passage en construisant une sépulture à la hauteur de son rang. Dans les religions monothéistes, on promet le paradis et la vie éternelle à ceux qui ont reçu la grâce de Dieu. Pour les religions de l’Inde, le brahmanisme, le jaïnisme, le bouddhisme, la mort n’est qu’une étape, une transition vers une autre vie, suivant le cycle des renaissances (samsara). Contrairement à une idée très répandue, le Bouddha a très peu parlé du devenir après la mort, notamment du samsara qui est une notion très répandue dans l’Inde ancienne bien avant son arrivée. Le Bouddha était surtout préoccupé par la souffrance dans laquelle les êtres humains sont plongés de leur vivant et leur indiquait un chemin de délivrance. Tel est le sens de son premier sermon dans le Parc des Gazelles à Sarnath sur les Quatre Nobles Vérités qui forment l’enseignement de base du bouddhisme. « De même que l’océan n’a qu’une saveur, le salé, mon enseignement n’a qu’un objet, la souffrance » disait le Bouddha. La mort fait partie de cette souffrance universelle, comme l’immense souffrance que l’on peut ressentir lorsque l’on perd un être cher. La meilleure façon de se préparer est de se préoccuper de se libérer de ses souffrances, ici et maintenant. Sur les préoccupations métaphysiques de l’au-delà, le Bouddha est resté silencieux. Plutôt que de tergiverser sur l’origine de la flèche empoisonnée que j’ai reçu, qui a tiré la flèche, de quelle couleur était l’arc, d’où venait le vent etc je fais face à ce qui m’entrave, par la compréhension, le discernement et l’expérience de la pratique. Le Bouddha est en ce sens thérapeute et nous demande d’appliquer des remèdes là où nous sommes, dans la dimension historique et relative qui est la nôtre. C’est l’enseignement de base, originel du Bouddha.