Ce matin Christine n’est pas là pour offrir un verre d’eau à Patricia, selon le rituel du début des ateliers d’écriture. Le temps de s’installer, de placer les tables et les chaises, de boire un peu, de rire un coup, de sortir les outils qui raconteront les chantiers de nos existences, et voilà qu’on respire et qu’on entre en silence.
Les cahiers sont nos pots de confiture, à savourer, à partager, même quand il y en a peu, cela se goûte et s’apprécie. Non ce n’est pas la quantité ni même la qualité qui compte, nos pots n’ont pas d’étiquette. A chacun sa chouette, ma couette.
Ce matin Christine n’est pas là. Hier elle a enterré son époux Xavier, mort d’un infarctus.
En une seconde, la vie bascule, en une seconde, le pot tombe de l’étagère, en une seconde, le dé a secoué les faces de sa crinière : la vie a bien basculé irréversible, imprévisible, irrémédiable, au ralenti la scène se rejoue encore et encore juste avant la chute, juste avant, juste la chute, avant il n’y avait rien, elle s’est écrite juste à ce moment là, quand le verre a touché avant, juste avant il était encore en vol, quand le verre s’est éclaté rompu au sol.
Le présent est devenu présence d’absence, l’impermanence a cousu ses fils cicatriciels à coeur ouvert. Comment ne pas dire non au passé décomposé qui délite les futurs immédiats. Quand tout s’effondre, tu es seule, et le monde passe autour de la béance que tu sembles être devenue, pour continuer sa route.
Ce matin la mort s’est invitée, à croire qu’elle nous avait déjà précédé à l’atelier. Puisque c’est comme ça, nous décidons de lui rendre hommage, de la décliner sur tous les tons et tous les styles.
Elle sera notre thème d’écriture. Nous planchons. Baba yaga danse sur ses pattes de poulet et Amilaba a mis sa robe d’étoiles. Il était de toutes les fois encore et toujours la joie comme le signe avant coureur de l’amour que révèle toujours la mort.
J’adore le moment où le tigre s’échappe des stylos. N’empêche:
Pourquoi si tard, pourquoi maintenant, pourquoi est-on si aveugle?
La mort sourit. Elle a posé le croissant de lune de sa faulx entre les jambes de la rue. Nous écrivons en retrait, les bruits des travaux nous assaillent, nous sommes au frais, dehors la canicule de ce fin juin 2019 a le pouvoir d’irriter mollement le mental qui s’étouffe. On ne peut alors compter que sur nos doigts.
Abolis la distance, lâche les résistances, laisse le chausson de ton stylo danser encore un peu.
Et si je n’avais pas le temps de dire au revoir, et si je m’évaporais au ciel infini de tous les possibles en une seconde, et si je mourais sur le carrelage froid de la salle de bains sans personne pour me relever, et si le chien des remords me mangeait la face, et si trop de lassitude… alors mes yeux dans tes yeux je te le dis maintenant :
Mort qui mord les fesses de nos lâchetés
Mort qui assemble et désassemble les opportunités
Mort où s’abrite l’abricot du jour d’été
où l’ordre des mots inversés rythme la tablée des
familles désunies ou des sans
sans papier sans un radis sans un radeau autre
que ta peau
sans oublier l’or des mots qui saute aux yeux
des mots sablés que la mer emporte au petit beurre du
ciel – croquer la vie sans l’abîmer
reste le soleil sur le rameau de ton
épaule
derrière je suis dit-elle
derrière j’épaule
derrière j’embrasse
à pleine bouche d’ombre ta petite main vulnérable
où se lit ta force
l’ange t’offre des ailes profites-en pour
visiter la terre tout de suite
et laisse le soleil sur le
rameau de ton épaule écrire des vertes et des pas mûres
des si petites choses qu’on vit avec un si grand amour
Ce matin, tu étais là Christine, pour nous chuchoter ce qui ne peut se dire.
Au moment où je terminais de lire, les cloches d’en face ont sonné.
Et nous nous sommes dit au revoir.
Quand je t’ai lu, s’est fait sentir la force d’être ensemble, et mesurer la préciosité de l’instant au point de m’être crue parmi vous.
Profond silence !
Merci Wangmo de ce partage et de ce rappel.
merci Wangmo de si bien exprimer cette présence et ces liens si forts
avec humilité je dis à Christine, je te dis et à tous…merci merci merci Françoise
Belle écriture sensible emplie d’émotions délicates
J’adore quand ainsi « le tigre s’échappe du stylo », même si les mots qui en jaillissent prennent la couleur du deuil. Votre écriture splendide m’émeut profondément.