Le cycle que nous développons lors des enseignements à Paris et à St-Martin est basé sur l’étude du mandala des cinq familles que la tradition appelle les cinq familles de bouddha. Travailler avec ces familles c’est apprendre à comment voir les choses dans leur nature innée, leur essence ultime. Les cinq familles de bouddha sont cinq styles d’expression créatrice, cinq modes de connaissance, d’appréhension, de perception du réel. Leur compréhension permet d’affiner notre action dans divers domaines, que ce soit l’art et ses différentes modalités: poésie, peinture, musique, cinéma, composition musicale,etc. mais aussi dans le domaine des relations humaines et en général en toute situation qui demande un rééquilibrage par la créativité. Comme je l’ai déjà précisé il y a différentes façons et contextes selon lesquels aborder ces familles; de fait, il peut y avoir des inversions au niveau des couleurs ou des éléments. Sans entrer ici dans les détails, nous devons nous rappeler qu’il s’agit de processus dynamiques riches de sens et d’expressions et non de tableaux figés ou de carrés dans lesquels on essaie de faire rentrer les phénomènes à tout prix. Une compréhension figée de ces familles et de leurs symboles va tout-à-fait à l’encontre de leur intelligence et de leur pertinence.
Voici ce que Chögyam Trungpa dit de ces familles en relation à l’art et à la créativité, dans son ouvrage Dharma et créativité :
« Dans l’iconographie tantrique, les cinq familles sont disposées au centre et aux quatre points cardinaux du mandala. La famille bouddha occupe le centre. Elle est la sagesse de base, fondamentale, symbolisée par une roue et la couleur bleue (ou blanche). La famille vajra est située à l’est. Elle est liée à l’aube, le sceptre vajra et le blanc (ou le bleu) la symbolisent. C’est l’acuité de l’expérience comme celle du matin au réveil. La famille ratna est au sud. On l’associe à la richesse et ses symboles sont un joyau et le jaune. C’est le milieu du jour quand on commence à sentir le besoin de se redonner des forces, de se nourrir. A l’ouest, la famille padma est symbolisée par le lotus et la couleur rouge. A mesure que la journée avance, on cherche à trouver une amante, un amant. C’est le moment de fréquenter des gens. Ou encore, on est tombé amoureux d’un meuble ancien ou d’un vêtement et c’est le temps de sortir pour l’acheter. Karma, la dernière famille, est située au nord. Elle est représentée par une épée et le vert. Le tour d’horizon est enfin complet et nous avons tout ce qu’il faut. Rien ne manque. Le mandala des cinq familles-de-bouddha représente donc l’évolution d’une journée entière ou une ligne de conduite complète. Au lieu de nous arrêter aux concepts philosophiques, nous allons parler d’abord de la fonction de ces cinq principes et de leur rapport à la composition. On peut dire des tas de choses à propos de ces familles, mais essentiellement la vajra est blanche et liée à l’eau, la ratna est jaune et associée à la terre, tandis que la padma est rouge, c’est le feu; la famille bouddha est bleue et on l’associe à l’espace ou au ciel; et la karma est verte, c’est celle du vent.

Située en plein centre, la famille bouddha sert de fondement ou de terrain de base. Ce terrain est généralement assez terne parce qu’il est trop solide. Il se peut que nous ayons à la creuser, à y mettre du béton; tel quel, il est assez dénué d’intérêt. Il ne deviendra intéressant que si nous savons que nous allons y construire quelque chose.
La famille bouddha est au centre parce qu’elle constitue la fondation et non parce qu’elle est la plus importante. Elle pourrait tout aussi bien être l’environnement ou l’oxygène qui rend possible le fonctionnement des autres principes. Cette famille a quelque chose de pondéré, de solide. Sur le plan visuel, c’est la partie sans intérêt, comme lorsque l’on attend que quelque chose se passe. La qualité bouddha est souvent nécessaire pour créer un contraste entre les quatre autres principes et toutes leurs couleurs. On pourrait dire que la famille bouddha joue le rôle du président de séance. Il y a trop d’espace dans cette famille; quelque chose de désert. C’est comme si on se rendait à un campement où seules les pierres d’un vieux feu de camp seraient encore là. On sent que le lieu a été habité longtemps, mais qu’il est aujourd’hui déserté. Les habitants n’ont pas été tués ni contraints de partir de force. Ils ont dû quitter les lieux tout simplement. C’est un peu comme ces cavernes où vivaient les Indiens, ou les grottes en France, avec leurs peintures préhistoriques. Elles évoquent le passé sans avoir toutefois de caractéristiques particulières. C’est très ennuyeux, quelque chose de très plat qui se déroule probablement dans des plaines. Cette famille est reliée au bleu. L’art bouddha est simple et discret. très direct, il reste d’une grande simplicité. l’artiste de cette famille est porté à utiliser un moyen d’expression lourd et le noir ou le bleu.

La famille vajra est l’acuité et la précision. Le blanc est la couleur vajra. Comme tout doit être analysé selon ses propres termes, le résultat est froid et morne. L’expression vajra traite les objets en fonction de leurs propres mérites. Elle ne laisse de côté aucun espace et ne néglige rien. C’est l’hiver, blanc et austère. Noir et blanc. Par exemple, le sol a sa propre façon de geler, tout comme les arbres et les plantes. le sol porte les flocons de neige à sa manière. les arbres ont aussi leur propre façon de les soutenir, selon qu’il s’agit de feuillus et de conifères. C’est une famille très froide et désertique, mais elle est aussi pénétrante et précise. Elle exige beaucoup de concentration.
Le principe vajra correspond au paysage froid et à la désolation de l’hiver, mais en moins hostile que la famille karma. Les films d’Ingmar Bergman sont très vajra. il recrée la qualité omniprésente de l’hiver, son côté pénétrant comme un matin hivernal, clair comme le cristal, avec ses glaçons pointus et ses lignes précises. Ce n’est pourtant pas la désolation totale : beaucoup de choses restent fascinantes. ce n’est pas vide, c’est plein d’une foule d’aspérités stimulantes. Le principe vajra est lié à l’est, à l’aube, au matin. Vif comme l’argent, il rappelle l’étoile du matin. L’art vajra est blanc et peut avoir un soupçon d’or et de bleu. Une sculpture vajra serait métallique, peut-être en aluminium. Cet art pourrait être destructeur, comme une machine construite de manière à s’autodétruire ; elle fait bip, bip,bip, pour ensuite faire son cirque. Une peinture vajra aura la qualité de l’eau et ne sera pas forcément figurative.

La famille ratnaest reliée à l’automne, à la fertilité, à la richesse. Par richesse on entend une agitation pure. Par exemple, les arbres doivent porter des fruits pour faire un verger. Quand le fruit est mûr et totalement riche, il tombe au sol tout de suite ne demandant qu’à être mangé. La famille ratna a quelque chose qui tient du don. Affriolante, elle est extraordinairement riche et ouverte. C’est le milieu de la matinée. Elle est pleine de couleurs, le jaune y prédomine et rappelle les rayons du soleil et l’or. Si la famille vajra est liée au cristal, la famille ratna correspond à la richesse de l’or, de l’ambre et du safran. Elle a de la profondeur, un réel ancrage au sol et non une simple texture. Par comparaison, la famille vajra n’est qu’une texture et possède quelque chose de vif et non de profond. Le principe ratna est très solide, terre à terre, mais pas autant que le principe bouddha, qui lui est terre à terre ennuyeux, sans intérêt. La famille ratna est terre à terre parce que riche. Tout y est mûr et matériel comme un immense arbre qui tombe au sol et commence à pourrir et à se couvrir de champignons pendant que toutes sortes d’herbes poussent autour et l’enrichissent. On a le sentiment que des animaux pourraient se loger dans ce gros tronc. Sa couleur jaunit peu à peu et son écorce commence à se soulever montrant l’intérieur de l’arbre, qui est très riche, solide et bien visible. Mais essayer de le sortir de là pour l’amener dans son jardin serait une opération impossible, parce qu’il se déferait en mille miettes. de toute façon, il serait très lourd à transporter. Très riche, la famille ratna est jaune ou or. Les peinture ratna sont en général les moins réussies parce que leurs auteurs en font trop, comme s’ils dessinaient un portrait sur fond or ou une fleur trop exagérée. L’art ratna devrait être riche, vif et puissant; il devrait aussi montrer la dignité, l’opulence et la majesté.

Le principe padma correspond à la couleur rouge et au printemps. la dureté de l’hiver est juste sur le point de s’adoucir parce que l’été s’annonce. Même la glace est moins dure lorsque les flocons de neige commencent à être plus liquides. Comme c’est la rencontre de deux saisons, on a l’impression d ‘être à mi-chemin. Vu sous cet angle, le printemps n’est vraiment pas comme l’automne, qui se caractérise bien sûr par le développement et le mûrissement des choses. C’est une famille où l’on se préoccupe beaucoup de la façade. Sans aucun intérêt pour la solidité ou la texture, elle s’intéresse uniquement aux couleurs, à tout ce qui brille. Les résultats sont plus importants que l’apport. Pour ce qui est de la santé ou de la survie fondamentale, la survie est loin de l’inquiéter. Elle est donc liée au soleil couchant. La qualité visuelle du reflet est plus importante que l’essence d’une chose; le principe padma s’intéresse à l’art beaucoup plus qu’à la science ou aux questions pratiques. Le lieu propice à cette famille est raisonnable. Les fleurs sauvages peuvent y pousser et des animaux y rôder parfaitement à l’aise. Cela fait penser à un plateau des hautes terres du Tibet au moment de l’agnelage, quand les agneaux s’amusent et mangent des fleurs sauvages. On y trouve des herbes, l’air embaume le thym. Dans les prés, il y a des pierres à surface douce parmi lesquelles peuvent jouer de jeunes animaux. On croit à tort que l’art padma est mignon ou très beau, comme le pop’art ou les affiches indiennes, qu’il est surchargé de beauté ou séducteur. Mais cette vision des choses est trompeuse. Le véritable art padma est très attirant et plein de couleurs extrêmement brillantes. Il montre aussi des ondulations et des formes. Une touche de couleur ne suffit pas à susciter l’intérêt, mais on y voit des courbes comme dans le lotus.

Bizarrement, la famille karma est associée à l’été. C’est son efficacité qui la rapproche de cette saison. L’été tout est actif, tout pousse. les insectes sont légion, les irritations tout comme les activités se multiplient, tout pousse partout. L’été a son lot d’orages et d’averses de grêle. On a l’impression de ne jamais pouvoir en profiter, il y a toujours quelque chose qui bouge pour se maintenir. Cela fait penser un peu à la fin du printemps, sauf qu’il y a plus de fertilité, parce que l’été veille à ce que les choses s’accomplissent au bon moment. Le vert est la couleur karma. L’ambiance karma se compare au moment qui suit le coucher du soleil : à la fin du jour, au crépuscule, au début de la nuit. Si la famille ratna possède une confiance inouïe, la famille karma de l’été exerce toujours une concurrence, cherchant à donner naissance. L’art karma est le pire. Il est démoniaque et sombre, la panthère noire en est un bon exemple. C’est plus que la simple destruction, il s’agit davantage de saisir le sens d’un nuage orageux. Le nuage qui précède l’orage a quelque chose qui tient de la menace ou d’une destruction potentielle.
Les cinq familles-de-bouddha sont associés à des couleurs, des éléments, des paysages, des directions et des saisons, bref, à tous les aspects du monde phénoménal. Elles peuvent décrire également le tempérament des êtres. A chacune d’elles correspond un comportement névrotique et un comportement éveillé. l’expression névrosée de chaque famille peut se transmuter en son aspect de sagesse ou éveillé. la névrose bouddha, par exemple, c’est la tendance à être dans la lune au lieu d’avoir une attitude pleine d’espace. On l’associe souvent au refus de s’exprimer. Elle se caractérise également par l’indifférence, la tendance à rester assis sans broncher.
Pour la famille vajra, les expressions névrosées sont la colère et la fixation intellectuelle. Si l’on devient obsédé par une logique donnée, l’acuité vajra peut devenir rigidité. Sur le plan névrotique, la richesse ratna se manifeste comme une obésité totale ou une extraordinaire ostentation. On se développe sans cesse et on se fait plaisir au point de perdre la raison. La névrose padma, elle, est liée à la passion, au vouloir-saisir, au désir de posséder. Complètement enfermé dans le désir, on ne veut qu’une chose : séduire le monde sans se soucier de communiquer réellement. Quant à l’aspect névrotique de la famille karma, il est lié à la jalousie, la comparaison et l’envie. Il existe aussi cinq sagesses qui se rapportent aux cinq familles. La sagesse bouddha est l’espace qui accomplit tout. La sagesse vajra est claire et précise comme les reflets dans un miroir ou un étang. La sagesse ratna c’est l’équanimité, qui est expansion, prolongement. La sagesse padma est capable de discernement : elle voit les détails des choses. La sagesse karma est l’accomplissement automatique de toute action.
On pourrait travailler avec les cinq principes-de-bouddha en prenant une pierre ou une petite branche et en l’observant à partir de chacun de ses cinq aspects distincts. Pour chaque famille, une perspective entièrement différente commencera à prendre naissance. A ce stade, les ressources sont illimitées. On ne se sent pas obligé de produire davantage de matériaux, parce qu’on peut prendre une chose et la rendre vajra, karma, padma, ratna ou bouddha. A partir de là, on peut créer toutes sortes de tartans écossais. »
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